Botanique

Singularités et anomalies de développement chez les Orchidées



Epipactis atrorubens

Si les orchidées sont si appréciées, c'est bien en vertu de leur diversité de formes et de couleurs, une diversité si spectaculaire qu'elles méritent bien les honneurs qui leurs sont fait. Mais en outre, elles sont aussi remarquables pour leur manie de la variation et de singularités bien a elles. D'ailleurs, cela est même la cause ultime de tracas d'orchidophiles invétérés, puisque certaines espèces, bien que morphologiquement très différenciées s'hybrident encore très facilement, et la détermination des plantes rencontrées peut s'avérer un véritable casse-tête. Cette page a le souci d'en illustrer quelques exemples surprenants ou même amusants parmi cette variabilité si souvent incongrue, tout ce que de patientes observations peuvent dévoiler de bizarre, de biscornu, d'insolite, et tout ce que cela cache aussi d'excitant pour le promeneur embusqué.

Odes à la variation!


Ophrys apifera

Toutes les populations sont variables. C'est un fait que partagent les objets biologiques. Le phénomène en est même fascinant en soi. Les orchidées ne dérogent pas à cette règle, loin de là. Elles offrent même bien souvent un spectacle qui va au-delà de notre espérance et nous invitent sans cesse à les ré-observer attentivement. Nous avons tous en effet la fâcheuse manie de nous repérer dans notre univers en faisant abstraction de la variabilité qui nous entoure, de ranger à la va-vite les choses dans des catégories bien définies. Au point d'en oublier que ce modèle de navigation qu'est notre représentation du monde n'en est qu'un pâle reflet. Mais il est parfois utile de réévaluer nos étiquettes si chèrement acquises. Les orchidées sont sur ce point des enchanteresses, se déjouant souvent de nous, elles nous appâtent puis nous épatent. Il y a tout d'abord ces variations infimes : de subtils détails qui commencent par nous échapper, mais qui sont parfois suffisamment forts pour semer le trouble et nous laisser pantois, sinon circonspects.


Ophrys apifera

Admirez par exemple la variabilité de la macule de l'Ophrys abeille : il s'agit de cette tache sur le labelle (le pétale si particulier qui pendouille, celui qui trompe souvent les insectes, et parfois les botanistes). J'avoue que l'ampleur de ces différences n'a jamais cessé de m'étonner. Tant et si bien que je serais capable d'aller jusqu'à photographier chaque fleur que je rencontre. Il est vrai qu'à l'heure de la photographie numérique, cette démangeaison dévorante ne comporte plus de risque pécunier, contrairement à l'ère encore récente de la photographie argentique (où il était donc bien une question d'argent). Imaginez cependant ce que cette manie aurait pu me coûter dans un passé encore proche où la photographie argentique dominait encore l'univers du photographe amateur... Mais ne digressons pas tant, et revenons à la belle et son labelle. Autant l'écrire noir sur blanc, le macule m'acule à la sidération, la considération, et à beaucoup d'inspiration. Si j'étais psychologue, je proposerais le test du "A quoi vous fait donc penser ces formes" tout en tendant des labelles d'Ophrys abeille. Bon j'imagine que si je finis, en entomologiste exemplaire, comme psychologue pour pollinisateurs, certains de mes clients penseraient immédiatement à un catalogue pornographique, et diagnostiquerai fort justement une obsession sexuelle.


Himantoglossum hircinum

Voici quelques autres exemples, concernant la variation de couleur cette fois, chez l'Orchis bouc. Je crois bien que cette orchidée me fascine par-dessus tout. J'aime beaucoup comme elle se déjoue de la rigidité insipide et fade de l'essence pour s'incarner dans les charmes de l'existence, de la singularité, de l'originalité.


H. hircinum,
sans macules

Celle qui m'a le plus troublé, c'est celle illustrée tout à droite. Plus je la regardai, moins je parvenais à définir ce qui clochait, et cela la rendait d'autant plus attirante. Vous avez deviné ?
Elle possède bien la couleur marron caractéristique de la fleur moyenne chez cette espèce, mais n'en a pas les points rouges qui ornent la base du labelle. Elle ne possèdait effecivement aucun macule pourpre, d'un blanc crème fondant et pur même au plus profond du labelle. De surcroît, sa robe marron était également unie, et surmontée de lobes latéraux d'une taille peu commune... Elle est envoûtante, je trouve!

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L'hypochromie


H. hircinum,
fleur hypochrome

Une des anomalies de couleur les plus fréquemment rencontrées chez les orchidées, encore que cela soit très variable suivant les espèces, est l'hypochromie. Cela fait plutôt vilain mot, mais cela signifie juste qu'un individu possède des fleurs dont la coloration est plus pâle que la moyenne de l'espèce. Il s'agit juste d'un défaut de l'expression des pigments dans la fleur, mais le résultat, cette fois ci, est plutôt voyant.


Orchis singe hypochrome

Voici deux exemples parmi tant d'autres: à nouveau l'Orchis bouc, à droite. Cet individu avait des fleurs quasi-intégralement blanches quelques jours avant cette photographie. Avec le temps, et allant sur la fin de sa floraison, le ton vert s'est renforcé. Les fleurs sont cependant toujours bien plus pâles que la norme chez cette espèce (comparer avec les photos précédentes).
Encore plus impressionnant, ce cas d'hypochromie marqué, frisant presque l'albinisme, chez l'Orchis singe (Une orchidée n'est cependant dite albinos que lorsque la chlorophylle fait aussi défaut dans les tissus végétatifs, donnant à la plante entière un aspect blanchâtre, ce qui n'est pas le cas chez cet individu dont feuilles et tiges étaient bien vertes).

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Les hybridations

Une autre source de variation fréquente chez les orchidées, en tout cas chez certains genres très enclins à s'hybrider, est l'hybridation justement. A ce jour, la liste des hybrides naturels chez les orchidées est vraiment impressionnante. Un peu moins bien sûr que celle des hybridations artificielles bien sûr, puisque de nouvelles espèces sont même créées artificiellement chaque année pour le plus grand plaisir des orchidophiles, mais le plaisir de rencontrer des hybrides naturels reste incomparable pour un naturaliste. J'en illustre ici deux, mais il en existe tant que d'autres sites web s'y consacrent à part entière.

Voici tout d'abord un hybride entre l'Orchis singe et l'Orchis pourpre. Il est très amusant et également facile à reconnaître. D'autre part, il est assez fréquent pour un hybride, il suffit bien souvent que les espèces parentes poussent en sympatrie (sur la même localité) pour avoir la chance d'en observer (ceci dit, ils ne fleurissent pas chaque année, ce qui fait que je les ai raté la toute première fois -mais si les deux espèces poussent sur le même site, il suffit de revenir voir l'année d'après). Remarquez la couleur pourprée du casque et les points rouges sur le labelle, caractéristiques de l'Orchis pourpre, et la forme anthropomorphique (d'apparence 'humaine') du labelle, un peu moins marquée que chez l'Orchis singe mais néanmoins assez nette. J'adore!!!


Orchis purpurea,
espèce parente

hybride
purpurea x simia

Orchis simia,
espèce parente

Dans la série « quel hybride suis-je », voici un hybride entre Ophrys sphegodes et Ophrys insectifera. Si l'on connaît un peu les Ophrys, on peut tout d'abord se laisser prendre au piège et penser qu'il s'agit d'une espèce que l'on ne connaît pas encore (il y a tant d'espèces chez ce genre, que c'est ce que j'ai pensé en premier lieu !). Mais non, il s'agit également bel et bien du résultat d'un croisement interspécifique. Il faut dire que la présence des deux espèces parentes sur le site aide un peu a posteriori : admirer la taille épaisse et trapue du labelle héritée de O. sphegodes, et la petite macule bleuâtre si particulière qui lui vient de O. insectifera. Argh, j'en ai encore des frissons dans le dos...


Ophrys sphegodes,
espèce parente

Ophrys hybride
sphegodes x insectifera

Ophrys insectifera,
espèce parente

Certains hybrides sont donc facilement reconnaissables, ayant des caractéristiques pleinement intermédiaires entre leurs espèces parentes. Mais d'autres sont véritablement plus difficile à identifier en tant qu'hybrides. La présence des espèces parentes sur les stations d'observation permet de retrouver facilement leur origine en cas de doute, sinon, il faudra s'armer de patience et d'ingéniosité avant de pouvoir avoir la certitude d'avoir à faire à un hybride naturel. Mais cela fait aussi le charme et de la botanique en général, et des orchidées en particulier.

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Les anomalies de développement

Dans un autre registre, il apparaît régulièrement qu'une inflorescence possède une ou plusieurs fleurs qui présentent un aspect pour le moins inhabituel. Souvent, ces anomalies sont de simples incidents de parcours, des accidents intervenant au cours du développement. Le résultat peut être frappant, et découvrir de telles fleurs peut aussi s'avérer un exercice savoureux. Voyons donc quelques-unes unes de ces monstruosités naturelles.


Ophrys insectifera,
espèce parente

L'anomalie de loin la plus fréquente est celle qui met les fleurs « tête en bas », c'est à dire dans le sens inverse de l'orientation normale des fleurs. Ainsi, le labelle, ce pétale ordinairement orienté vers le bas chez une fleur classique d'orchidée, se retrouve orienté vers le haut. Voici ci à droite ce que donne une telle anomalie chez l'Orchis bouc.

Ce type d'anomalie se comprend assez bien si on réalise qu'au cours de l'évolution de cette famille extraordinaire, les sépales et pétales, ancestralement au nombre deux verticilles de trois organes, ont été amenés à se spécialiser et à se modifier. Chez les orchidées qui présentent un casque, comme l'Orchis bouc, les trois sépales forment la partie extérieure de ce dernier, tandis que deux pétales sont réduits et se sont déplacés jusqu'à occuper une position intercalaire (mais libre et non soudés) aux sépales, et que le dernier pétale, devenu le labelle, se positionne à l'opposé et joue un rôle considérable dans l'attraction des pollinisateurs. Ce rôle essentiel du labelle n'est pleinement efficace que lorsque le labelle est orienté vers le bas, or dans le bouton floral et avant l'épanouissement de la fleur, le labelle est orienté en haut. Les orchidées procèdent donc à un retournement de la fleur en tordant en torsade à 180° l'ovaire.

Si ce phénomène, appelé résupination, ne se produit pas, la fleur reste orientée avec un labelle vers le haut, ce qui est bien sûr moins pratique pour se faire polliniser. Cette organisation de la fleur est d'ailleurs un sérieux argument à l'encontre de la perfection et de l'optimisation des êtres vivants : pourquoi ne pas placer le labelle directement à la bonne place plutôt que l'orienter vers le haut dans le bouton, au prix de cette torsion farfelue pour réorienter le labelle vers le bas ? La sélection naturelle n'est donc pas forcément un agent d'optimisation des structures biologiques, elle se contente de retenir des solutions adaptées (ben oui quand même) sans être nécessairement optimales. Mais pour ainsi dire, si les orchidées peuvent nous faire tourner la tête, c'est bien parce qu'elles tournent la leur.


H. hircinum,
fleur hypochrome

Ici, deux exemples encore des malformations pouvant affecter les fleurs. Elles concernent des anomalies encore plus intéressantes à mon avis, car elles sont représentatives du développement des fleurs. Ce premier exemple montre que les zones d'ébauches des structures destinées à se spécialiser sont ténues et peuvent parfois mal se démarquer, aboutissant à la fusion ici illustrée.

Le deuxième ci après témoigne de l'existence de signaux qui spécifient le type de structure a élaborer, et ce que donne la perception d'un signal erronné. Tout d'abord donc, notre premier exemple: la fusion entre un des sépales du casque (chez l'Orchis bouc toujours), et le labelle. Il en résulte un casque à deux pièces sépalaires au lieu des trois habituelles (on peut le noter avec la fleur normale sur la même photographie ci à gauche), et surtout la zone de fusion sur le labelle déformé, qui a les couleurs du sépale absorbé, tandis que le lobe latéral gauche n'a pu être formé.


H. hircinum,
fleur hypochrome

H. hircinum,
fleur hypochrome

Deuxièmement, encore un 'sépale' qui s'est mal développé. Apparemment, il s'est comporté comme s'il avait reçu l'instruction de former un labelle, on le dit donc "sépale labelloïde", car il en a toutes les caractéristiques, y compris la présence d'un éperon à sa base, seulement il n'est évidemment pas placé où il faudrait. Du coup, la fleur a bel et bien un aspect un peu monstrueux. Mais on peut être à la fois monstrueux et charmant! Une belle illustration du fait que les structures des fleurs ne sont que des modules qui attendent l'ordre de se différencier, et si ce signal est lancé de travers, le résultat n'est pas celui attendu.

oilà pour le moment, ma liste se termine de façon abrupte, mais je n'arrive pas à remettre la main sur certaines photos qui commencent a dater, et qui auraient pu diversifier les exemples d'anomalies multiples dont sont victimes ces charmantes fleurs d'orchidées. Vu qu'elles sont probablement encartonnées pour un certain temps (les photos pas les orchidées!), il faudra attendre que je les retrouve ou bien qu'une nouvelle rencontre se produise avec la Gente végétale de cette noble famille...

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Copyright © Laurent Penet 2006.